MAI 2009
LE SUPPLÉMENT DE L'ORIENT LE JOUR
L'urbanisme « à la libanaise »
Sac à dos, bob, écran solaire et guide du routard à la main, les touristes occidentaux sillonnent le Proche-Orient par millions. Leur destination de prédilection ? La Syrie, comme en témoignent les résultats de l’enquête menée par le World Travel and Tourism Council*. En effet, les statistiques pour 2008 sont accablantes : le tourisme voisin a connu une hausse de 4,6% en termes de croissance réelle du PIB, contre une chute vertigineuse de -7,4% enregistrée au pays du cèdre. Et les prévisions pour les dix années à venir sont également pessimistes. En 2018, la Syrie connaîtra une croissance soutenue de 4,7% par année, contre un maigre 2,4% pour le Liban ! Anciennement surnommé la « Suisse de l’Orient », le Liban n’est malheureusement plus que l’ombre de lui-même… Son patrimoine ? De maigres îlots de Cedrus Libani souvent rachitiques et souffreteux, des plages dépotoirs, des vagues de pétrole et d’égouts, des montagnes gruyère et cimetières chimiques, des rues cabossées et parsemées d’immondices, des villages sauvagement urbanisés, de belles demeures délabrées ou pire rasées et des villes irrémédiablement défigurées… Et la guerre est loin d’être l’unique responsable de nos malheurs… L’essor que connaît le tourisme israélien en témoigne avec son lot de croissance de 3,6% en 2008. Car, outre les ravages et les séquelles que les différents conflits ont tatoués sur notre terre, il est bien d’autres facteurs en cause : la barbarie des Libanais, leur manque de civisme, leur mercantilisme aigu, l’insouciance et pour tout dire l’inconscience déconcertante des autorités et la corruption des fonctionnaires. En bref, nous exhibons au monde une face très peu flatteuse, incarnée par un patrimoine culturel, principal miroir de notre identité, dénué de toute notion de bien commun.
Pour comprendre les raisons ayant conduit à cet état des lieux préoccupant, il faudrait remonter à la source du problème en adoptant une approche analytique objective, mais critique.
Quelle est la définition du patrimoine culturel et du bien commun ? Quelles sont les instances qui en sont responsables ? Et pourquoi un tel fiasco dans le cas libanais ? Pour répondre à ces questions, un petit aperçu historique s’impose…
Parues au Liban dans les années 50, les premières études dédiées aux espaces urbains associaient exclusivement la notion de patrimoine architectural et urbain aux sites archéologiques et aux monuments historiques. Les architectes chargés de ces études, Michel Écochard et certains de ses collaborateurs libanais, prônaient une vision moderniste sans égard à l’architecture vernaculaire, ni à l’échelle humaine des agglomérations urbaines. Il aura fallu attendre jusqu’en 1977 pour que l’APUR, Atelier Parisien d’Urbanisme, mène une étude sur le centre-ville de Beyrouth visant à valoriser le caractère méditerranéen de la ville, par l’introduction d’une nouvelle manière de penser le rôle du Patrimoine dans le processus de la création urbaine. Cette étude a été suivie en 1987, par un projet de l'Institut d'Aménagement de la Région Ile-de-France, ciblant un terrain d’étude plus large (le Grand Beyrouth). Ce projet avait pour objectif la valorisation, la structuration et l’interconnexion de divers pôles de croissance, hors centre-ville, ayant connu un essor tangible pendant la guerre.
Malheureusement, une autre opération urbaine est venue balayer ces deux propositions pourtant plus valables en termes de patrimoine. Signée Solidere, cette opération souleva la polémique quant à la définition et le rôle du Patrimoine dans la reconstruction…
Il est à noter que les propositions d’Ecochard, certes critiquables à plus d’un égard, ont toutefois eu le mérite de se pencher sur une multitude de quartiers et de villes libanaises. Car depuis, les projets proposés et les polémiques qu’ils ont suscitées se sont exclusivement focalisé sur le centre-ville de Beyrouth, omettant la grande richesse géographique du pays et sa large panoplie de villes, d’agglomérations rurales et de sites naturels, reflet des multiples facettes d’une identité libanaise plurielle.
Avec le recul, force est de constater les carences des initiatives des années 50 et 70 par rapport à notre contexte actuel. Mais en dépit de ces lacunes, elles restent tout de même louables dans ce sens qu’elles conduisirent à la genèse de l’urbanisme libanais sur les plans institutionnel et réglementaire[1]. Nos pères tracèrent l’esquisse de la pensée urbaine, mais leurs successeurs ayant hérité du devoir de la compléter, laissèrent l’œuvre inachevée…
L’urbanisme, stricto sensu, est l’art et la science de l’aménagement et de l’organisation rationnelle et harmonieuse des agglomérations et du tissu urbain. Selon cette définition, il doit concilier l’intérêt général et les intérêts individuels liés au droit foncier. Cependant, l’urbanisme « à la libanaise » traduit encore aujourd’hui, une notion restée primitive, limitée à une poignée de réglementations basiques et disloquées[2]. Sans égard aux tissus sociaux, sans vision globale et sans volonté sociopolitique commune, nos lois (du plus fort) sont facilement contournables et malheureusement asservies aux intérêts politiques et pécuniaires. Dans un contexte de laxisme poussé à l’extrême, la corruption de nos administrations s’illustre de diverses manières : du billet vert discrètement glissé aux services d’instruction des permis de construire (la fermeté des lois étant inversement proportionnelle au montant du billet), aux plus sophistiquées des magouilles juridiques aboutissant à l’enrichissement quasi miraculeux de petits escrocs que nos mémoires absolvent par étroitesse ou par épuisement, en passant par l’infaillible méthode du piston...
Citons à titre d’exemple le cas Cap sur Ville. En 24 heures, l’affectation de cette zone, originellement industrielle, est passée en habitation et ses coefficients d’exploitation ont été modifiés comme par magie. Dans tous les cas, cette manipulation illégale chrono a permis à des individus proches du pouvoir de déposer un permis de construire pour un projet de tours d’habitation en pleine montagne ! Ensuite, la zone est repassée illico -et tout aussi miraculeusement- en affectation industrielle (empêchant d’autres personnes inspirées d’en faire de même).
Par ailleurs, le nouveau Boulevard du président Emile Lahoud du Metn est un autre témoignage de la créativité frauduleuse des plus hauts placés des politiques libanais. En effet, certains responsables bienveillants auraient acheté aux particuliers -à prix dérisoires- les lopins de terre sur le passage de la nouvelle autoroute (inutile de surcroît, étant donné qu’il existe déjà plusieurs routes reliant le littoral de ce Caza à la Haute Montagne) et les auraient revendus à l’Etat à des prix astronomiques. Comble du burlesque : les exécutants du projet se seraient trompés de site et auraient creusé la mauvaise partie de la montagne. Après s’en être rendu compte, ils auraient abandonné la montagne en chantier –vouée à un avenir de carrière– avant de s’atteler au bon endroit.
La liste est longue et les conséquences directes sur l’environnement et le patrimoine, désastreuses ! Mais l’exemple le plus contesté reste, bien entendu, celui de l’opération Solidere car elle a pour théâtre le cœur de la capitale, lieu présumé de représentation sociale, politique, et économique multiculturelle à l’image des communautés qui forment le pays. Maquillée par une campagne marketing hautement médiatisée, Solidere est une bonne illustration d’une opération foncière privée qui va au-delà de l’espace privé et qui intervient sur le domaine public ! La recette est simple : une entreprise privée rachète aux citoyens le centre-ville ravagé par la guerre, met la main sur le domaine public, sacrifie 80% du tissu existant, le reconstruit selon un projet convenu, et le revend à des prix si exorbitants que son appropriation par ses habitants originels en devient impossible. Le tout est, bien entendu, agrémenté d’une sauce pastiche au Patrimoine vs Modernité (pour faciliter la digestion). Bien entendu, nous ne pouvons nier que dans un pays et un contexte comme les nôtres avec les mentalités que sont les nôtres c’était peut être le seul moyen de réussir à reconstruire un bout de la ville.
Dans un autre registre, Achrafieh, avec ses tours, ses restaurants, ses bars et son gargantuesque ABC, est l’exemple d’une vision aussi démesurée que décousue… Ce concept d’une Achrafieh schizophrène a été concrétisé sans concertation des habitants et au mépris des besoins réels d’un quartier de cette échelle. Résultat : une congestion suffocante et permanente de la circulation due à la mauvaise implantation de ce « mall îlot de civilisation » qui a dévalisé la ville de ses boutiques pour les concentrer en face de Mar Mitr, tout près de l’aussi sublime Spinneys, joyau de la couronne des plus beaux cimetières d’Achrafieh ! Que de couleurs, que de publicité à l’affiche ! Ces excroissances tumescentes soulignent l’incapacité des instances administratives à gérer les espaces publics de manière à rivaliser, un tant soit peu, avec les ambitions disproportionnées des opérations privées. D’autant plus que ces projets ont été élaborés dans un climat d’indifférence déconcertante de la part des autorités, laissant libre cours aux innombrables démolitions de bâtiments et demeures de valeur, et défigurant à jamais le visage d’Achrafieh !
Dans un effort d’objectivité, ces expériences, aussi ratées soient-elles, restent tout de même une belle preuve du savoir-faire libanais en matière de techniques de construction, de réalisation de visions et de capacités entrepreneuriales. Mais le projet urbain est avant tout un outil politique. Il doit être le fruit d’une œuvre et d’une vision collective pour un environnement plus sain, organisé et adapté à nos besoins, miroir de notre identité et de nos strates culturelles. Pour y parvenir, un mariage s’impose… La volonté populaire et les initiatives urbaines doivent enfin converger, afin de faire émerger la notion de bien commun, seule garante d’un développement sain et durable.
Ce principe de bien commun revêt parfois la forme d’un certain « civisme urbain », au sein de quelques microcosmes communautaires. En effet, contrairement au Metn, le Chouf, lui, est un exemple relativement réussi du vouloir vivre en montagne, tout en veillant aux besoins modernes de la population. Les habitants de la région ont su s’intégrer au site naturel dans le respect de la nature et du patrimoine. Loin de la perfection architecturale, les quartiers« industriels » ou d’habitation ont été bâtis dans des zones bien délimitées, loin du paysage rural traditionnel. Les routes se fondent dans les flancs de montagne en décrivant leur sinuosité, permettant l’accès facile de l’automobile, sans pour autant massacrer le paysage avec un matériau inadéquat ou un projet surdimensionné par l’égo de son concepteur. L’urbanisation sauvage n’a donc pas trop touché cette région qui garde un caractère rural incontestable et très attrayant.
En milieu urbain, certains quartiers, comme Gemmayzeh, conservaient jusqu’à récemment un aspect de l’âme de la ville. On y trouve une vie florissante à l’échelle de l’homme qui y habite. Tout y est fait pour pouvoir y vivre sans avoir besoin d’en sortir : le coiffeur, l’épicier, le tapissier, le boutiquier, l’antiquaire, le libraire, le disquaire, le boulanger, l’école, le club de sport, même les célébrissimes « Ahwet el Ezéz » et « le Chef » s’y côtoient depuis des années, répondant aux besoins des habitants du coin. Malgré sa récente vie de nuit tapageuse et ses nouvelles tours d’habitation incongrues, venues déséquilibrer la vie harmonieuse du quartier, il est encore temps de tirer de l’essence de Gemmayzeh, une bonne leçon urbaine.
Il est également d’autres quartiers comme Clémenceau, Zokak el Blat, Ain el Mraisseh, Rmeil, Mdawwar, Mar Mikhaël, Furn el Hayek, Basta, etc. ayant conservé leur « âme » et un cachet indéniable dans leurs bâtiments poussiéreux et leurs trottoirs délabrés, imprimés de la vie et des besoins de leurs habitants. Charme ineffable et inestimable que les ultramodernes et entièrement rénovés Maarad, Foch et Allenby, avec leurs bâtiments « curés » et équipés de la pointe de la technologie, semblent avoir troqué contre une parure en toc ! Sans parler du « wannabe tradi » Saïfi qui, revêtu d’une architecture kitsch, se voudrait authentique alors qu’il n’est qu’un plagiat qui peine à dissimuler, dans ses façades conçues en simili ancien, la légèreté de la pensée qui l’a généré…
Doit-on donc assister, les bras croisés, à la mutilation de notre terre avant de réagir ou d’agir ?
Les Libanais ne semblent pas réaliser que leur mutisme quant à la gestion de leurs villes, de leurs villages et de leur environnement naturel, a déjà mené à un bouleversement dans la manière de produire la ville. Cette mutation a commencé pendant la guerre avec les déplacements de la population au sein du pays, mais le plus grave a eu lieu bien après la « fin » de la guerre : l’urbanisation sauvage a transfiguré l’identité même de nombreux villages, étendant les villes arbitrairement sur les côtes et dans les montagnes en une masse urbaine informe.
Le pays est un corps vivant. Les villes en sont les organes, les quartiers en sont les cellules, les espaces verts en sont l’oxygène. Son patrimoine est son vécu, sa mémoire… Au-delà de leurs divergences, les organes d’un même corps et les cellules d’un même tissu sont complémentaires et interdépendants. Un équilibre extrêmement fragile assure la pérennité de cet ensemble harmonieux.
Au Liban, cet équilibre a malheureusement été rompu. Le diagnostic est pessimiste : le « rurbanisme » (mentalité rurale dans une structure urbaine) a métastasé tel un cancer, rongeant progressivement l’ensemble du pays et nous assistons depuis plusieurs années déjà à une mise à mort programmée de nos villes et villages.
Il est donc grand temps que les Libanais - Etat, peuple et professionnels – agissent enfin pour le Liban. Il est certes bien d’autres problèmes qui peuvent sembler plus existentiels dans notre pays en chantier permanent, mais la question de l’urbanisme en est certainement une, et non des moindres… Il en va de notre cadre et de notre qualité de vie.
L’urbanisme devrait incarner « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »*. Et une action dans ce sens impliquerait une « conscience collective », une volonté ferme, ainsi qu’une véritable mobilisation des énergies et des moyens à l’échelle nationale, en mettant en collaboration - et non en concurrence - nos capacités intellectuelles et entrepreneuriales.
À la veille des législatives de 2009, que de consciences s'assoupiront, que d’yeux se fermeront… Que de permis seront délivrés, que de « faveurs » seront accordées à la faveur des élections… L’appel est donc lancé aux candidats : que la logorrhée cesse, que les représentants du peuple œuvrent enfin pour le « bien commun » ! Que l’épineuse question de l’urbanisme figure à l’ordre du jour des programmes électoraux de manière concrète !
Une meilleure gestion de l’urbanisme et la protection de l’environnement devraient figurer parmi les priorités du nouveau gouvernement, et les ministères traitant de ces questions devraient être au moins aussi régaliens que ceux de la Défense, des Finances ou des Affaires Etrangères. D’ailleurs, l’urbanisme devrait se voir attribuer un ministère à part entière, formé de professionnels pluridisciplinaires, et fonctionnant en collaboration étroite avec la population, les ministères de l’Éducation, des Travaux Publics, de l’Énergie et de l’Eau, ainsi que le ministère de l’Environnement. Car une telle action n’est aucunement le produit du hasard, mais le fruit d’une gestation intellectuelle, économique, politique, sous-tendue par une volonté sociale claire. Cette œuvre est ce que l’on appelle le projet urbain, un projet dont les retombées ne se matérialisent que dans cent ans - courte période dans l’histoire d’une ville, d’une culture, et l’engagement de toute une vie.
* Étude menée sur 176 pays.
[1] La première loi qui porte sur la création et l’organisation de la Direction Générale de l’Urbanisme a été votée en 1959 (Décret numéro 2872 du 16/12/1959 relatif à l’organisation du ministère des Travaux Publics). Cependant il a fallu attendre jusqu’en 1962 pour que le parlement libanais vote une loi exclusivement relative à l’urbanisme (Loi du 24/9/1962) suivie d’un décret-loi d’application (Décret numéro 13472du 26/7/1963) et du décret numéro 16314 du 15/5/1964 relatif à la réorganisation et la définition du cadre d’emploi de la direction de l’urbanisme et des régions rurales qui est l’actuelle Direction Générale de l’Urbanisme (DGU). Des réformes législatives s’en suivirent dans les années 80 aboutissant à l’adoption de la loi actuelle relative à l’urbanisme (décret-loi numéro 69 du 9/9/1983).
[2] Il existe en plus de la loi susmentionnée, une panoplie de législations éparses portant notamment sur le remembrement et l’allotissement de certaines régions, l’aménagement de la ville de Beyrouth et du centre-ville de Beyrouth, ainsi que des mohafazats du sud et de Nabatiyeh.
* Mme Gro Harlem Bruntdland, ancienne Premier Ministre de Norvège.